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Pour fêter ses 30 ans d’existence et mieux continuer à tracer son sillon, la respectable boutique «Croc’ Vinyl » a lifté son logo, déménagé pour s’agrandir et s’embellir.
A sa tête, un véritable activiste, au rire aussi franc que son accent. Il y a 7 ans, Eugène Corona faisait un ménage d’automne en mettant généreusement à disposition des vinyles sur le trottoir devant la boutique, en revendiquant « Culture pour tous ! ». Au lieu de jeter le surplus de ces 33 T en parfait état, il a préféré les donner aux badauds. Épaulé depuis plusieurs années par Richard Linon, le sémillant militant Eugène, qui célèbre également ses 60 printemps, répond à nos questions.


Le diamant sur le sillon du passé.  

TP ATS – Qu’est-ce que l’on écoutait chez toi, lorsque tu étais petit ?

EC – Je suis un enfant d’immigrés espagnols. Lorsque je suis arrivé en France, nous écoutions peu de musique. Nous, les enfants, étions livrés un peu à nous-mêmes. Mon père et ma mère bossaient comme des malades. J’ai eu la chance d’habiter auprès d’une famille, où vivait une quinzaine d’enfants. Parmi eux, se trouvait une fille, dont j’étais amoureux fou. Mais très discrètement, car elle devait avoir environ 10 ans de plus que moi. Elle écoutait les fameux 45T de l’époque, les 4 titres. Johnny Hallyday, Dutronc, Gainsbourg, Patricia Carli, etc. Pour moi, c’était forcément nouveau. La variétoche, la pop française des années soixante. Des années 66, 67, jusqu’en 70. Je découvrais la musique partagée avec mon amoureuse. C’était fantastique.

 

Puis nous avons déménagé. A la capitale ! Pour nous, la capitale était Toulouse. Nous sommes arrivés en cité. Ce que l’on nomme la banlieue aujourd’hui. Il y avait beaucoup d’immigrés. Portugais, italiens, espagnols, etc. L’accès à la musique était « bizarre ». Nous étions plus occupés à faire les cons, qu’à écouter de la musique. Puis nous avons commencé à voler nos premiers 45T dans les bureaux de tabac. Oui. A l’époque, on trouvait les disques dans les bureaux de tabac, les papeteries. Lorsque j’étais adolescent, il y avait très peu de disquaires.

J’ai commencé à découvrir les groupes rock. Uria Heep, Black Sabbath,  les groupes un peu heavy. La perception de la musique, au-delà de la variétoche française, commençait à me titiller. A partir de 19 ans, 20 ans, j’ai commencé à écouter de la musique régulièrement. Je voulais acheter une chaîne Hi-fi. Mes parents avaient très peu d’argent. J’ai travaillé dans une boucherie le soir. Avec l’argent gagné, je me suis offert ma première chaîne. J’ai continué à voler quelques disques [rires]…mais j’ai surtout commencé à en acheter.

Le premier disque que j’ai écouté en boucle était un besf of de Simon & Garfunkel. Puis Sweet Smoke, Pink Floyd. Ce genre de choses. Je découvrais, j’étais ouvert. J’écoutais de tout. J’aimais découvrir. J’aimais découvrir les différents sons.

   

Tu n’avais donc aucune chapelle…

Voilà ! Non, pas de chapelle. Je n’étais pas attaché à un genre. Je ne voulais pas me limiter à un seul courant musical. Je privilégiais la découverte. J’étais cependant assez hermétique à la musique classique et au jazz. Entre potes, nous nous prêtions les disques et les cassettes. Nous n’avions pas internet. Nous échangions, partagions. Sans réellement m’en rendre compte, j’ai commencé à accumuler. J’ai développé un côté fétichiste. Un peu comme les collectionneurs, je pense.
J’étais plutôt « bon à rien ». Après mon CAP de dessinateur, je suis rentré dans la vie active. Je supportais mal l’esprit de hiérarchie. Je ne supportais pas que l’on me donne des ordres. J’ai démissionné. Dans la foulée, j’ai fait beaucoup de petits boulots. Un jour, un de mes potes qui vendait de la BD sur les marchés, m’a conseillé de vendre ma collection, mes disques, des disques sur les marchés. L’aventure vente de disques a donc commencé. La semaine, j’allais sur les marchés à Toulouse. Les samedis à Montpellier.

Premier disque reçu en cadeau ou/et premier disque acheté ?

Cela ne m’a pas particulièrement marqué. Peut-être l’album « Just a poke » de Sweet Smoke, à l’époque des boums. Album avec des solos de batterie assez longs. Le psychédélisme marchait bien avec les boîtes…tu te souviens ?

Eugène, je te rappelle que je suis tout de même plus jeune que toi… [Rires].

[Rires]…Tu sais, ces boîtes psychédéliques que l’on branchait sur les chaînes, pour faire des jeux de lumière. Avec ce disque très bien enregistré, dont le son était donc très bon, j’obtenais un effet bœuf avec les lumières.


Es-tu devenu un collectionneur de disques ?

J’adore les belles choses. J’adore la musique, les disques, les montres, les fringues. Mais sans y être foncièrement attaché. Ce n’est pas la masse de choses accumulées qui va me rendre plus ou moins heureux. Pour les disques, je fonctionnais de la même façon. Mon but n’a jamais été d’être le collectionneur le mieux nanti, le plus grand. Celui qui possède le plus de disques. Le plus grand danger pour un vendeur de disques serait de vouloir conserver tout ce qu’il a amassé dans des lots récupérés ci et là. Imaginer garder pour moi, tous les beaux disques, se ferait au détriment de ta clientèle. Au début de mon activité de disquaire, un jour, j’ai dû déménager. J’ai constaté que j’avais beaucoup de disques dans d’innombrables cartons. A quoi cela pouvait-il me servir ? A rien, personnellement. Pourquoi garder des disques sur mes étagères ou dans des cartons ? Autant faire plaisir à ma clientèle. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun disque chez moi.

Es-tu sérieux ?

Oui. Aucun disque. Zéro. Ma collection est au magasin. J’écoute de la musique 10 heures par jour, depuis 40 ans. Quand j’arrive chez moi, il m’arrive d’être pénible avec ma fille et ma femme. Je leur demande sans cesse de baisser le volume de la musique qu’elles écoutent [rires]. Lorsque j’arrive à la maison, j’ai la tête rassasiée. Je sature. Cependant, lorsque je bricole à la maison, j’écoute volontiers la radio. La musique me manque tout de même, au bout d’un moment.

As-tu eu, as-tu un « graal », un disque dont tu rêvais, dont tu rêves, que tu n’aurais pas eu encore entre les mains ? 

La musique, dans son ensemble, m’est un graal. La musique avec un grand M. La musique m’est essentielle.
Je découvre des choses tous les jours. Des nouveaux courants se sont exprimés, des nouveaux groupes sont apparus et apparaissent encore. Il y en a tant. Depuis une quinzaine d’années, il y en a tellement que j’ai du mal à retenir les noms. Souvent, c’est par l’intermédiaire de Richard que je découvre de nouvelles choses. Je me fous des noms, de ce qu’ils représentent. Je veux avoir du plaisir, entendre un bon son. Je deviens de plus en plus exigeant. J’ai une petite tendance à partir sur des choses bien barrées. J’ai tellement écouté de conventionnel que cela ne me fait plus guère vibrer. Mais, je me suis toujours interdit de juger. Je n’ai jamais voulu être un vendeur qui oserait dire à ses clients : « N’achète pas ça, c’est de la merde ! »

Peux-tu nous expliquer cela ?

Je n’ai jamais, jamais, voulu être un disquaire disant cela. Cela me semble important. Dans notre boulot, il y a beaucoup de vendeurs qui se permettent d’émettre des sentences sur ce qu’ils vendent. Mais qui sommes-nous pour juger ? Que tu aimes, que tu n’aimes pas, soit. Mais qui nous sommes-nous pour affirmer que cela est de la merde. Ce n’est pas parce que tu n’aimes pas que c’est forcément mauvais. Ce n’est pas parce que tu aimes, que c’est nécessairement bon. Richard est comme moi. Ne pas asséner ses goûts à sa clientèle est lui montrer du respect. Nous avons des relations sympathiques avec notre clientèle. Cela nous est important. Chez nous, par exemple, un acheteur de disques de Johnny Hallyday est autant considéré que celui qui s’intéresse aux Rolling Stones, ou à des choses plus underground…

Les goûts musicaux n’échappent pas à la subjectivité…

Oui. Voilà ! Richard et moi discutons de ce que nous mettons en écoute. Nous ne pensons pas à mettre des disques de Johnny Hallyday sur la platine. Cela ne nous fait pas vibrer. Mais nous ne jugeons pas ce qu’il a fait musicalement.

 

Des marchés au  record dealer officiel (Eugène a commencé à vendre des disques sur les marchés, a eu trois boutiques de disques).

Tu as commencé à vendre des disques sur les marchés. Quand et comment as-tu décidé de créer Croc’ Vinyl ?

Ma vie est faite d’une succession de hasards. Dans les années 80, quand j’ai commencé à faire les marchés. Je n’avais qu’un seul concurrent, sur la place de Toulouse. A l’époque, si nous avions pu nous écraser avec nos camions respectifs, nous l’aurions fait tellement nous étions copains… [rires]. J’avais des disques et K7 pirates. Mes fournisseurs officiels de pirates étaient un allemand et un anglais. Je devais avoir une cinquante de vinyles pirates et environ 150 cassettes. Au milieu de tout le reste, composé de marchandises légales. Pas beaucoup de pirates donc. Autant que sur le banc de mon concurrent. Est-ce que nous avons été balancés ? Pas balancés ? En 1985, les services de la Douane ont débarqué. Après avoir dressé un procès-verbal, ils nous ont remis à la Police judiciaire. Déclenchement de l’enquête, interpellations. J’ai été placé 48 heures en garde à vue. Même punition pour mon concurrent. Le fabricant de pirates a écopé du maximum. L’anglais, qui avait repris l’avion rapidos, n’a jamais été inquiété. Trois ans après, nous avons été jugés. Pour l’exemple, nous avons écopé d’une amende élevée, équivalente à 20000 € et, de 8 mois de prison avec sursis.

Si nous vivions très bien grâce à nos activités sur les marchés, nous n’avions pas suffisamment économisé pour honorer une telle amende. Je suis allé voir ce fameux concurrent et, pour la première fois, je lui ai adressé la parole. Je lui ai proposé d’ouvrir un magasin, en lui expliquant que les bénéfices dégagés serviraient à régler nos amendes. Mon idée était de garder nos stands personnels, à l’intérieur du magasin, mais de faire une caisse commune pour payer les frais et nos amendes. Nous avons ouvert au numéro 9 de la rue Pargaminières donnant sur le Capitole. Mais le magasin était un peu excentré. C’était le premier magasin d’occase sur Toulouse, Armadillo ayant ouvert quelques mois après. On a cartonné. Réellement cartonné ! C’était une folie douce. Le samedi, j’étais obligé de fermer la boutique, car il y avait trop de monde à l’intérieur. J’attendais que des gens sortent avant d’en faire entrer d’autres. Cela marchait tellement bien que juste après les trois premières années d’activité, nous avons ouvert un deuxième magasin, rue des lois. Puis après les trois suivantes, une nouvelle boutique située rue de La Colombette. Sept ou huit salariés, trois magasins, plus nous. On ne faisait que de l’occasion mais cela marchait très bien.

C’était les années 80, 90. Encore de belles décennies du vinyle. Puis est arrivé un truc merdique qui s’appelle le CD…

Pardon Eugène…mais le CD n’était pas un mauvais support pour écouter de la musique sur la route (maintenant dans les nouveaux véhicules, on ne peut même plus glisser de CD dans les postes…tout bascule vers l’écoute du MP3, donc le son compressé)…il n’était pas si facile d’installer une platine dans son véhicule et cela ne l’est toujours pas…[rires]

Le CD est le point de départ de la dématérialisation de la musique. Dans son sillage, il a entraîné le téléchargement, et le pire…le début de la chute. La catastrophe est arrivée. Nous avons dû licencier, fermer un magasin sur trois. Mon associé était dans une boutique et moi dans l’autre. On se battait. Oui, on se battait pour pouvoir continuer à exister. Face au déferlement des accès aux téléchargements. Le vinyle se cassait complètement la gueule, le CD était encore beaucoup trop cher, le marché de l’occase n’était pas encore très développé. Nous avons connu des années très dures. Heureusement sont arrivées les premières plateformes de vente en ligne, comme Price Minister, Deux fois moins cher, etc.
Ces plateformes nous ont en partie sauvés. Ce que nous ne vendions plus en boutique, nous le vendions via Internet à l’international. On se débrouillait comme cela. Le manque à gagner n’était évidemment pas comblé. Mais cela nous a permis de mieux survivre. Nous avons continué tant bien que mal.

Mon associé n’étant plus correct, j’ai engagé un procès. Que je n’ai pas mené jusqu’au bout. Il est parti après m’avoir mis dans le rouge. J’ai récupéré l’enseigne et le deuxième magasin, que j’ai vendu. J’ai dû me séparer du dernier de mes salariés. Pendant quelques années, j’ai bossé tout seul. Tous les jours. Tous les jours pour rembourser mes dettes. Même les dimanches, je refaisais les marchés. Un copain, ayant aussi une boutique de disques, me laissait la moitié de son stand pour que j’essaie de faire rentrer de l’argent. Pour essayer de solder cette situation difficile.

Puis le vinyle est rentré de nouveau par la grande porte. Il a recommencé à décoller. Nous sommes toujours béats de constater l’engouement des gens pour la musique et le vinyle. Les jeunes sont arrivés. Une nouvelle génération ayant une nouvelle approche. Ils arrivent du MP3 et découvrent le vinyle. Ils découvrent qu’un disque n’est pas un simple enchaînement de chansons, les unes derrière les autres. Ils apprennent qu’un disque a une histoire. Que cela implique des musiciens, des êtres humains. Que la musique n’est pas issue d’une machine à téléchargement.

Mais le vinyle n’a jamais totalement disparu. Il est donc faux de parler du retour du vinyle. Ne serait-il pas plus approprié de parler d’un regain d’intérêt ? Notamment celui des médias et des majors. D’une attention nouvelle des jeunes, ou des moins jeunes, qui en découvrent la qualité de son ?

C’est vrai. J’ai l’impression que c’est surtout en France que le vinyle a pâti de l’arrivée du CD. Aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, il y a toujours eu une bonne production de vinyles. Chez nous quand un nouveau produit arrive, on a tendance à jeter l’ancien, sans trop réfléchir.

Conseillerais-tu aujourd’hui à un jeune passionné d’ouvrir une échoppe musicale ou le mettrais-tu en garde contre l’ivresse des illusions ?

Oui. S’il est réellement passionné, oui. La première question à lui poser serait de connaître sa conception des rapports humains. Parce que le métier de disquaire, ou plus généralement de commerçant, implique d’aimer les autres. Tu ne peux pas faire ce métier si tu n’éprouves pas de bienveillance, si l’amabilité ne t’est pas essentielle.

Eugène, tu glisses vers l’altruisme…[rires].

Voilà ! Complètement. Si ce jeune n’en est pas dépourvu, il peut ouvrir n’importe quoi…y compris un magasin de disques. Depuis fin 2015, il y a un nouveau magasin de disques à Toulouse. Innerdisc. Spécialisé dans les musiques électroniques. Le gars s’éclate. Aujourd’hui, tu peux te sortir un salaire en étant disquaire. Si tu fais cela pour devenir riche, ce ne sera pas possible. Laisse tomber. Si tu fais cela parce que tu y trouves du plaisir, parce que tu aimes les gens, parce que tu veux rester indépendant, tranquille, pour vivre simplement en ayant un salaire raisonnable, deviens disquaire si cela te passionne.

 

30 ans, noces de perle. 

Des regrets, des remords quant à cette union avec le sillon ?

Absolument aucun ! Je viens d’avoir 60 ans. A cet âge, beaucoup de gens pensent à la retraite. Ce n’est pas mon cas. Bien au contraire ! Lorsque mon entourage, mes copains, mes clients me parlent de cette échéance, je leur réponds : « Mais je n’y pense pas ! ». Sincèrement je n’y pense pas. Pas du tout. Je suis content de mon activité professionnelle. Je suis hyper content. Je suis passionné. Je fréquente des gens gentils. Je m’éclate dans mon magasin, comme dans ma vie. J’ai de la chance. Le matin, je me lève en éprouvant le plaisir d’aller travailler. Cela peut paraître pompeux de le dire. Mais heureusement pour moi, c’est la vérité. Je ne m’imagine pas, vieux, reclus chez moi, à faire un jardin potager.

Tu as tellement l’amour du métier que tu sembles ne pas avoir besoin d’entretenir la flamme. Aucune usure dans le couple ?

Non. Quand je décide quelque chose, je le fais. Je ne tergiverse pas pendant trois ans. L’inverse est identique. Si en allant bosser, je constatais un manque d’entrain, si j’éprouvais une seule sensation de corvée, j’arrêterais très rapidement. Je suis réellement dans le bien-être. Je ne fais aucun effort. Certes, il y a la notion du business. Mais le contact avec les gens est le plus important. C’est ce qui me fait toujours vibrer. C’est pour cela qu’un jeune, voulant s’installer, doit réfléchir à son rapport aux autres. Il faut être convivial, ouvert, aimer discuter. Il ne faut pas être borné. Tu dois être heureux de pouvoir rencontrer une belle diversité d’individus. Les gens doivent venir dans ton magasin pour prendre, amasser du bonheur. Un magasin de disques est une cour de récréation extraordinaire. C’est tout simplement, formidable.

Quelles sont les charges, les frais les plus lourds pour Croc’ Vinyl ?

Le loyer. Je paie 1500 €. Les salaires, les cotisations et les charges. Pour avoir juste un salarié, dans une petite structure, c’est proportionnellement colossal. Je souhaiterais pouvoir donner un salaire bien plus élevé à mon employé, et payer moins de charges à l’Etat. Quelques investissements, de temps en temps. Parfois, nous avons dû jongler avec les factures.
Il faut faire attention aux achats. Le prix des disques neufs est élevé. On marge. 1 point 8 TTC. Mais l’on doit régler la TVA. Tout ne rentre donc pas dans notre poche. Il faut être prudent avec la marchandise. Heureusement, nous avons les bacs d’occasion et notre turn-over sur le neuf est dynamique. Cela apporte un peu d’équilibre. Nous arrivons donc à vivre décemment, à acheter, à marcher à un bon rythme.

Un autre conseil pour un mec souhaitant devenir disquaire. Être très prudent sur la marchandise neuve. Il faut éviter de trop commander la grosse cavalerie. Je pense aux 20 disques qui mobilisent 100% de la communication générale et qui font du bien à la caisse. Ces grosses sorties se retrouvent en quantité dans les rayons des grandes enseignes, qui elles, bénéficient de prix d’achat moins élevé et vendent moins cher. Ils vendent à zéro, ou à marge infinitésimale. Les clients ignorent cela. Donc, toi, petit disquaire indépendant, tu passes pour un voleur.

Quelles sont les qualités indispensables à l’exercice de disquaire indépendant, selon toi ?

Il faut apporter une chose essentielle à ta clientèle. Ce que j’appelle, la couleur. Celle que les autres n’ont pas. C’est aussi un conseil pour ceux désirant s’installer. La couleur fait ta singularité. Tes particularités. L’identité de ton magasin. Il faut te différencier des grandes enseignes généralistes. Que tu ailles dans les unes ou les autres, tu vois les mêmes choses. Il faut que la personne qui entre dans ton magasin puisse s’y identifier en quelque sorte.


Quelle est la couleur, l’identité de Croc’ Vinyl ?

Notre accueil réputé. Ce n’est pas nous qui le déclarons de façon prétentieuse. Ce sont les retours des touristes, des étrangers. Les remontées positives arrivent d’Allemagne, d’Angleterre. Tout le monde salue notre accueil. Richard parle anglais, moi l’espagnol. Cela facilite les conversations. Notre couleur musicale n’étant pas celle de la grosse cavalerie, nous nous différencions aisément des grosses enseignes.

Allez-vous piocher chez les petits labels, chez les plus indépendants ?

Oui. Nous sortons des sentiers battus. Par exemple, nous prêtons attention aux sorties d’Ave The Sound!, de Born Bad, de Domestica Records, label espagnol où Jordi édite des curiosités intéressantes. Quand tu veux développer ta couleur, il faut faire aussi attention aux quantités commandées. Pour ne pas avoir trop d’invendus. Il faut commander petit à petit. Les invendus issus de la grosse cavalerie, comme ceux du petit indé, peuvent plomber tes bénéfices. Il faut être réfléchi.

S’intéresser aux indés doit reposer sur l’échange, sur l’honnêteté. Le petit label doit pouvoir te dire : « Non, n’achète pas cela. C’est trop pointu pour ta clientèle. Prends plutôt cela… ». La confiance est importante. Si Richard et moi marchons au feeling, nous avons suffisamment d’expérience pour éviter de nous planter. Nous sommes vigilants.

Quelles sont les particularités de ta clientèle ? Se renouvelle-t-elle ? Se diversifie-t-elle ? Sachant que je trouve, en beaucoup de points, le milieu musical très phallocrate, as-tu l’impression que ta clientèle se féminise ?

Pour notre bonheur, nous voyons de plus en plus de femmes [rires].

Notre plus grand plaisir est de revoir des mômes. Je suis persuadé que les gamins ne sont pas cons. Je pense que si les gosses ont des écouteurs sur les oreilles, à écouter du MP3 issu du téléchargement, c’est la faute de leurs parents. Les mômes n’ont connu que cela. Pour les parents, il était plus simple de payer une application, une connexion, un abonnement et de les laisser seuls face à la profusion du téléchargement, que de les emmener chez un disquaire, où le prix d’un disque est plus cher que le coût de leur abonnement. Les gosses se sont égarés dans la pléthore des offres. Ils téléchargeaient n’importe quoi. Lorsqu’ils ont commencé à piquer les disques de leurs parents, à découvrir les disques au fond d’un garage, une platine dans un grenier, ils se sont dit : « le vinyle, c’est pas mal ». Puis, ils ont découvert l’existence des disquaires. J’en ai été agréablement surpris. Ils sont avides de découvertes, de conseils. Et nous ne sommes pas avares de recommandations, même si cela ne m’est pas toujours facile. Ils découvrent les Doors, Led Zeppelin, Leonard Cohen, Dylan. Comme nous, nous les avions découverts avant eux. Avec la même curiosité, avec les mêmes étincelles dans les yeux. Parfois en s’intéressant juste à une pochette, sans savoir quel genre de musique elle contient. Comme je l’avais fait moi-même, en allant à Paris, lorsque j’étais plus jeune. J’achetais un disque parce que je trouvais la pochette belle et je découvrais ensuite le groupe, sa musique. J’avais de belles surprises. Ou pas. Les mômes font exactement la même chose.
Il y a aussi une féminisation de la clientèle. Il y a de plus en plus de filles, de femmes. Je vends des platines d’occase à des gamines souhaitant enfin avoir leur chaine. Mais tu as raison. La majorité de la clientèle est masculine. Lorsque nous avons refait le magasin, nous y avons placé un petit fauteuil. Pourquoi ? Parce que bien souvent, lorsqu’un couple pénètre dans le magasin, l’homme regarde les bacs et la femme s’emmerde.

Ce constat me paraît toujours aussi incroyable…

Lorsque je faisais les marchés, ma clientèle était à 98% composée de mecs. Les rares femmes venaient pour acheter un cadeau. Pas pour elles-mêmes. Maintenant nous sommes sur un rapport de 75% d’hommes pour 35% de femmes.

Cela semble évoluer effectivement très lentement. Malheureusement trop lentement. Que trouve-ton chez Croc’ Vinyl ? Vends-tu encore des CDs ? 

J’ai toujours été « multi produits ». Je ne voulais pas me limiter à une catégorie d’objets à la vente. Je voulais de la diversité. Pour augmenter la possibilité de faire des bénéfices, d’attirer du monde, de faire des rencontres. J’ai des livres, des CDs, de la hi-fi d’occase.


Quelle est la proportion de vinyles aujourd’hui chez Croc’ Vinyl ?

J’ai 80% de vinyles.


Combien de références chez Croc’ Vinyl ?

Je vais peut-être dire une sottise mais je pense entre 30000 et 40000.

Quelle est la proportion de petits labels indépendants dans tes bacs ?

Environ 25%. Cela contribue à notre couleur. Tu ajoutes à cela, 150 références environ de production locale. Des disques en dépôt. Sur lesquels on ne marge pas. On ne prend aucune commission. On fait cela gracieusement.

Il est très rare de trouver des disquaires qui procèdent ainsi.

On fait une fiche de dépôt, on prend 3 à 5 disques. Après trois mois, on fait le point. Cela correspond aussi à ce que j’appelle notre couleur. Une façon de se démarquer. Je pense qu’il est normal de faire ainsi. C’est une forme d’échange. Les gars, venant déposer chez nous, vont communiquer ensuite sur Croc’ Vinyl. Indirectement, c’est de la publicité que nous n’avons pas à payer. Si je prenais deux euros, trois euros sur un disque de dépôt, je serais un salopard. Cela m’apporte des regards neufs, une clientèle différente. Si on vient acheter ce disque en dépôt, on vient nous rencontrer, découvrir Croc’ Vinyl, peut-être acheter un disque de mon stock. Pourquoi prendrais-je un autre bénéfice ?

Lorsque nous organisons un showcase, un vernissage d’expo, je vais au magasin italien à côté, je fais préparer des plateaux. Cela me coûte 50 balles. J’offre cela aux artistes. Je suis content. Ils font venir du monde. Ils font découvrir Croc’ Vinyl. Je trouve normal de bien les recevoir en contrepartie. Bien recevoir les gens m’est important. J’insiste encore. Il faut aimer les gens. Il faut être amoureux des gens…

Tu n’apprécies pas les relations unilatérales…

Oui, c’est cela ! Tout est une question d’échange, de respect. Nous faisons plein de choses sur cette base. Les gens sont étonnés de ce mode de fonctionnement. Mais c’est normal. Tout le monde doit pouvoir être gagnant. Il faut créer un équilibre.

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